Plein-jeu : le jouet comme métaphore

par Christian Bédard

Commissaire d’exposition

 

Dès le début de la carrière de Claude Bibeau, dans les années 70, le jouet figure dans plusieurs de ses œuvres. Membre fondateur du Mouvement Bonbon, un mouvement artistique qui visait le retour à la simplicité et à la pureté de l’enfance pour rejeter la facticité et la vénalité du monde adulte, Bibeau utilise alors les imageries enfantines (celles créées par les adultes pour leurrer les enfants) afin de se les approprier et de leur donner un nouveau sens. C’est ainsi qu’il remet en question certaines valeurs sociales établies et en promeut d’autres qui sont plus près de sa vision de la société. Dans une entrevue donnée à la revue Parcours en 1994, ne disait-il pas :

 

« Le monde de l’enfance que nous explorions, nous paraissait plein de simplicité, dans l’esprit du courant Peace and Love, nous voulions donner un message d’espoir et d’amour. Depuis, j’ai perdu mes illusions. Je n’ai plus la naïveté de croire que le monde peut changer. La bêtise, la violence et la haine perdureront tant qu’il y aura des hommes. Lorsque nous serons tous ensevelis sous la lave, pétrifiés, comme les habitants de Pompéi, alors, oui, la paix règnera sur la terre. »

Ce n’est que vers le milieu des années 80, toutefois, que s’affirmera progressivement un univers pictural inspiré, puis bientôt dominé par le jouet. Mais avant d’accéder à ce statut, le jouet est encore accessoire : des cordes à danser disposées en forme de cœur sur un fond d’asphalte : « Ma plus grande amie » ; un vélo renversé, une glace qui fond et deux billes oubliées dans une anfractuosité de l’asphalte : « Qui perd gagne ». Dans ces tableaux, la présence humaine s’estompe pour ne devenir qu’ombres portées.. Ces ombres font partie de la scène mais l’attention est focalisée sur le jouet qui donne un sens au tableau. Le jouet y apparaît comme élément essentiel de la composition du tableau où il partage encore un moment l’espace avec une présence humaine. L’évolution de sa vision artistique chassera graduellement toute présence humaine ou animale du tableau sous ce n’est sous la représentation de poupées ou de jouets mécaniques.

« Autoportrait mécanique », qui porte le sous-titre « Hommage à Léonard de Vinci », bien que créé en 1986, est le premier tableau de cette période finale de la création artistique de Claude Bibeau, période qui marque l’aboutissement de son style. Ce tableau allait servir de pivot entre sa création antérieure et ce qui suivrait. On y remarque encore la présence du réel :le jeu de course automobile qui sert de décor à l’arrière-plan su personnage placé dans une position imitant celle de la Joconde, est accroché à un mur gris qui n’est pas traduit en jouet. La composition du tableau se situe donc entre deux univers, le réel et l’imaginaire de l’artiste. Il faut noter au passage l’encadrement sculptural très élaboré, réalisé par l’artiste lui-même, et qui confère à toute l’œuvre une apparence de gros jouet. Plusieurs tableaux seront par la suite enchâssés dans des encadrements souvent très élaborés.

 

C’est avec le tableau intitulé « Sébastien », certainement l’un de ses chef-d’œuvres aujourd’hui propriété du Musée national des beaux-arts du Québec, que s’efface le monde réel au profit d’un univers pictural dominé par le jouet. Inspiré des représentations du martyre de Saint Sébastien par les maîtres de la Renaissance, cet immense tableau que Bibeau prit presque un an à réaliser consacre la traduction complète du réel en son en son propre langage pictural. Divers types de jouets sont mis à contribution pour transposer personnages, décor et paysage d’arrière-plan. La richesse baroque de la compositions et la vivacité des couleurs viennent appuyer le clin-d’œil mi-sérieux, mi-irrévérencieux de l’artiste face à cette icône religieuse. 

Comme pour tester cette nouvelle approche stylistique et l’affirmer encore plus, Bibeau créera une succession de tableaux en hommage à des artistes célèbres : de René Magritte à Amadeo Modigliani, en passant par Jean-Dominique Ingres et l’artiste québécois Jean-Paul Lemieux. Loin d’exprimer une vision satyrique de leurs œuvres, cette série d’hommages est un respectueux lever de chapeau à des artistes qu’il considère comme ses maîtres. Dans d’autres œuvres, par contre, l’ironie de l’artiste s’exprime avec vivacité. Ainsi en est-il dans « L’esprit du jeu » où notre sport national y est vu pour ce qu’il est devenu, une célébration de la violence, comme au temps des combats de gladiateurs de la Rome antique. « La naissance de l’amour » fait référence à la naissance de Vénus et pourrait être un clin-d’œil humoristique à Pierre Paul Rubens. Quant à « Banali-thé », à la fois tableau et objet sculptural reproduisant le jouet et son emballage, on peut y voir un hommage à la tradition classique de la nature morte.

 

Au cours de la quinzaine d’années qui suivra, parallèlement aux événements tragiques de son existence surgiront des œuvres maîtresses de Claude Bibeau. Au nombre celles-ci notons un autre chef-d’œuvre : « Parade », qu’on pourrait sous-titrer « Hommage à la nef des fous » de Jérôme Bosch. Dans cette œuvre riche en symboles et allusions, Bibeau décrit avec force et ironie, mais aussi avec une certaine tristesse, la course folle de l’humanité vers un futur autodestructif et incertain. Pour quelques-uns cette démente escapade est source de plaisir et de satisfaction hédoniste, d’autres en sont éjectés et y perdent la vie pour avoir voulu récupérer des biens matériels, assassinés ou simplement écrasés, d’autres enfin prétendent mener la nef en arborant un drapeau. L’oiseau automate renversé et les pièces du puzzle de verdure dispersées peuvent symboliser le saccage que l’être humain fait subir à la nature. Dans le hochet, un peu comme dans les miroirs des maîtres flamands, un autoportrait de l’artiste pourrait démontrer que Bibeau est là pour témoigner de ce qu’il constate tout en faisant partie de ce monde qui court à sa perdition. À l’avant-plan, un petit éléphant nous jette un regard inquiet. Lorsqu’on a le tableau devant soi, en prenant un peu de recul, on peut voir l’illusion optique que produisent les lignes du damier et les confettis parsemant le fond sombre, ne dirait-on pas un vaste damier de verre placé dans l’espace intersidéral où les confettis sont les étoiles ? 

À la fois plus intimiste et plus tragique, « Figure de tragédie », qui fait aussi partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec, peut exprimer la solitude et le désespoir de l’être humain devant la mort. À l’époque de sa création, Bibeau et son entourage immédiat vivent la crise du SIDA; plusieurs amis et l’un de ses frères en sont morts ou sont très malades. Pire, l’artiste et son compagnon de vie ont récemment appris qu’ils ont contractés le virus. Les yeux du petit ourson à l’étrange physionomie crèvent le tableau et posent sur nous un regard où peut, certes, se lire tout le désarroi, la peur et la terrible solitude que vivent les victimes de ce fléau moderne ou, simplement, ce que vit tout être humain confronté à la maladie et à la mort.

 

« Figures de comédie », autre magistrale démonstration du talent de Bibeau, est loin d’exprimer la joie de vivre. Les sourires forcés et figés de tous ces clowns n’ont rien d’amusant. Ils effraient même un peu. Ils veulent peut-être exprimer la facticité d’un certain bonheur de convention où, bien souvent, l’on peut se sentir obligé de paraître heureux à défaut de l’être vraiment. C’est le bonheur acheté, artificiel, superficiel d’une société gangrenée par l’abus de  divertissements. Même l’artiste y participe, dans le coin supérieur gauche, avec son maquillage de clown hilare. Mais attention, dans le coin opposé, quel est cet œil qui nous regarde dans son triangle ? Celui d’un autre clown, nommé Dieu par certains, ou simplement le Destin…

 

En octobre 1997, le décès de son compagnon de vie, Uwe Von Harpe, sonnera le glas de sa carrière de peintre. Ce deuil majeur, après 17 ans d’une relation empreinte de passion, de camaraderie et de profond respect mutuel, et sa propre santé déclinante, l’amèneront à cesser de peintre. Le 30 juillet 1999, à l’âge de seulement 45 ans, après plusieurs mois de maladie, Claude Bibeau s’éteint entouré de quelques proches.

 

Comme on aura pu le constater, les œuvres de la période finale de la carrière de Bibeau sont loin d’être simplement ludiques ou amusantes, voire puériles. Tout comme le pentagramme qu’Il a dissimulé dans ses tableaux en guise de griffe secrète et qu’il nous invitait souvent à chercher pour notre plaisir, ce n’est qu’en analysant ses compositions et les thèmes qu’Il aborde, replacés dans le contexte de sa vie, qu’on peut arriver à en décrypter toute la richesse. On y peut lire une métaphore sur la destinée humaine, sur la réalité que nous percevons et qui n’est peut-être qu’une grande mise-en-scène, une magistrale fiction, un jeu tragi-comique auquel nous participons tous sans en prendre conscience.

 

Le langage pictural de Bibeau dans lequel l’humain est évacué pour n’être plus qu’un jouet dans son imaginaire d’artiste, illustre sa vision post-humaniste du monde.