La peinture mise en jeu

par Laurier Lacroix

Ce que j’ai à dire, je vous le dessine.
Ce sont des formes que j’aime, regardez-les bien.
Les jeux les plus simples sont ceux qui rendent les plus heureux.
Leurs titres sont vrais et leurs effets sont magiques.
Tout ce que j’aime, réside dans la ligne qui compose le mot amour.

Claude Bibeau (1975)

 

 

Face aux annonces répétées de la mort de la peinture qui ont jalonné le dernier quart de siècle, l’œuvre de Claude Bibeau proclame une spectaculaire résurrection et un déni de cette affirmation caduque. En effet, toute la vie et toutes les énergies de Bibeau ont servi à maintenir et à exalter sa foi dans cet art, dans ses moyens, dans la force de la peinture comme un mode d’expression et de création contemporain. Cette célébration de la peinture est en même temps un hommage à l’existence, à l’amitié et à la sexualité, sujets qu’il aborde avec la distance qu’offre cet art de l’illusion et de l’artifice, messager clandestin de la paix et de l’amour. L’insuccès commercial et critique à l’égard de son œuvre est compréhensible dans le contexte québécois, même s’il demeure inexcusable et il faut regretter que Claude Bibeau ne puisse profiter de l’attention que la diffusion tardive de son œuvre va attirer sur une carrière trop tôt interrompue. 

 

Dès ses premiers travaux, réalisés au début des années 1970, Bibeau annonce ce qui fera la spécificité de sa démarche. L’adaptation d’images et de formes puisées dans la culture populaire et dans l’univers de jeux d’enfants lui sert à formuler son langage pictural où l’imaginaire est au service d’une valorisation de la peinture ; cette manipulation lui permet en même temps de formuler un commentaire critique sur les mœurs et les valeurs de ses contemporains. Les sujets satiriques et cyniques, souvent tendres et humoristiques, s’imposent dans son art et Bibeau utilise cet outil pour s’attirer la complicité du spectateur, en vue de partager sa vision clairvoyante et son plaisir insolent. 

 

Très tôt dans sa carrière, la reproduction d’images à découper tirées de planches dessinées en vue de créer des jouets ou les éléments d’un décor convoque la capacité imaginaire des images simplifiées et des couleurs suggestives. L’aspect bidimensionnel d’objets empruntés au monde des enfants – illustrations, albums à colorier, abécédaires – le débordement des ombres portées, la force du trompe-l’œil, l’impact des compositions tronqués, la richesse des encadrements qui prolongent et commentent le sujet du tableau, sont autant de façons d’interroger l’univers par le biais de la peinture. 

La représentation picturale invite à la transformation et la déviation des perceptions face à un sujet donné. L’efficacité du propos de Claude Bibeau vient en partie de sa grande maîtrise de la peinture et de l’éventail de ses moyens qu’il détourne au profit d’une prise de parole souvent inquiète et angoissée. Puisant dans les ressources du graphisme, de la publicité, de l’imagerie courante, l’artiste s’appuie sur son habileté dans le dessin, parfois secondée par la photographie, et il met de l’avant les ressources de l’application de la peinture pour affirmer son engagement face au potentiel fictif et abstrait de cet art. Alors que triomphait l’art minimal et l’expressionnisme abstrait, Bibeau réaffirme le pouvoir conceptuel et esthétique de la figuration soumise au miroir déformant de l’interprétation.

 

Jouer à être claironnait un tableau de 1976, reprenant l’effigie de la publicité d’une marque de tabac associée à l’image virile du marin fier de son costume, précurseur de Querelle de Brest. Le déguisement et le travestissement permettent de révéler ou de retrouver l’identité substituée au camouflage. L’émotion étrange qui jaillit de Chabounadonga, calme matou ravageur, est révélatrice du potentiel des tableaux de Bibeau. Ce que l’on serait porté à qualifier d’hyperréalisme contient une charge affective dont la séduction n’est que la première étape du plaisir de jouir de la peinture même.

 

L’art de Claude Bibeau s’inscrit dans plusieurs registres de significations afin de nous faire évoluer dans les strates de ce dangereux plaisir. Les plaisirs de l’application du trait coloré, du geste de peindre, de la composition s’ajoutent à celui de la métaphore sur l’identité, sur l’art et sur la société. La recherche de Bibeau est structurée autour de séries produites de façon quasi systématique à différents moments de sa vie. Les portraits des amis, les autoportraits, puis les hommages aux peintres, la représentation de scènes de la vie homosexuelle, et surtout la traduction de la comédie humaine à travers l’univers des jouets qui, par une sorte de psychodrame, tentent de comprendre ou d’apprivoiser les tragédies de la vie, ces différents thèmes constituent les principales facettes de sa production.

La multiplication des autoportraits fournit une galerie narcissique qui renvoie autant de reflets de sa personnalité. Tantôt ange flamboyant, tantôt gitan ou chien, parfois amoureux et parfois ombre qui se souvient, l’image du peintre se fige également dans l’alter ego du portrait idéal, Mona Lisa, dont il accepte de n’être qu’une reproduction mécanique. Ses œuvres sont remplies de références et de citations qui renvoient à d’autres images, au plaisir de regarder et de comprendre.

 

Le Portrait de Peter Flinsch prend la forme de l’allégorie d’un ami qui est aussi un artiste. Ce tableau se présente également comme un hommage au dessin et à la peinture. Le dos du peintre occupe le centre de la toile. Sur la gauche, figure l’ébauche du portrait de Flinsch dont seul le visage est peint, alors que sur la droite paraît un dessin de Bibeau posant pour Flinsch. Dans ce pseudo-triptyque, unifié sur la même surface, la présence du corps central confirme l’implication dans la peinture. L’artiste s’y absorbe, la pénètre afin de pouvoir pleinement se jouer de son pouvoir évocateur et ainsi tenter de confondre le réel et l’art en train de se réaliser.

 

Un des aspects importants de cette création se présente d’ailleurs comme un éloge de la peinture. Par le biais d’hommages directs ou indirects, Bibeau honore le panthéon de ses prédécesseurs qui forme ainsi une galerie de héros. Les peintres-dessinateurs et les artistes surréalistes ont la préférence de Bibeau qui pastiche affectueusement Raphaël, Ingres, Géricault, Modigliani, Magritte et Lemieux. Des tableaux vedettes deviennent l’objet d’une dérisoire réinterprétation grâce à une mise en scène de poupées, tel Parade où il semble possible de relire Le Radeau de la Méduse de Géricault, ou encore par le jeu de casse-tête qui prend la forme du monochrome Minimal rouge.

Plusieurs tributs sont moins directs comme cette allusion à la tradition de la peinture d’histoire de la Renaissance que figure Sébastien, ou encore celle aux peintres académiques qui se cache derrière le faussement littéral Hommage aux pompiers. La référence au Gilles de Watteau dans Figure de tragédie constitue sans doute l’un des sommets de cette association entre l’univers de jouets et celui de la peinture. Le désarroi de la figure traquée, angoissée et solitaire de l’ourson reprend ce que le peintre du XVIIIe siècle a voulu saisir dans ce personnage isolé de la Commedia dell’arte qui doit toujours trouver dans les ressorts de son âme le moyen de distraire le public.  

 

Autoreprésentation camouflée, dérision respectueuse, mirage véridique, les stratégies picturales de Claude Bibeau et son implication face à son art sont trop importants pour que nous y restions encore insensibles. Bibeau fait du jeu de la vie, l’enjeu de sa peinture.

 

À nous de nous y risquer.

 

Montréal, 2000.